Marc Lièvremont, sélectionneur de l’Équipe de France de rugby de 2007 à 2011, donnait une conférence à Rouen et a donné sans concession son avis sur le monde du rugby.
« Tu m’emm… avec ta question » , les « sales gosses » entre autres déclarations annonçaient la couleur : Marc Lièvremont est un personnage authentique qui ne s’est jamais privé de dire ce qu’il avait sur le cœur pendant son mandat de sélectionneur du XV de France, couronné d’un Grand Chelem dans le Tournoi des 6 Nations en 2010 et d’une finale de Coupe du monde en 2011. Invité d’une conférence à Rouen dans le cadre des Mercredis du sport professionnel présentée par les étudiants du Master 2 Marketing et management des structures sportives professionnelles, Marc Lièvremont a livré sans détour sa vision du rugby :
Les relations avec la presse ont changé
Sur la première thématique, à savoir la gestion d’un groupe professionnel et de la communication, Marc Lièvremont a expliqué qu’il abordé la communication « avec spontanéité voire même un peu de naïveté », peu intéressé par un média training « d’une platitude absolue », il explique avoir voulu rester tel qu’il est, notamment durant le conflit avec la presse spécialisée durant la fin de son mandat. Favorable à un discours qui responsabilise ses joueurs, il dément les rumeurs de conflits au sein de son effectif pendant la Coupe du monde 2011 malgré « un axe Biarritz-Toulouse et un autre axe Clermont-Stade Français ». Il n’identifie aucune « brebis galeuse » dans l’équipe qu’il a dirigée, pas même l’ouvreur François Trinh-Duc, « qui a fait comme s’il ne me voyait pas quand je l’ai croisé dans un stade » ni « un joueur qui s’est épanché dans la presse après m’avoir serré la main les yeux dans les yeux ». L’ancien 3e ligne de Perpignan, Biarritz et du Stade Français évoque également la difficulté de diriger un groupe « sur lequel on n’a la main qu’une fois tous les trois mois » et les changements de relations avec la presse depuis sa carrière de joueur:
Avant, nous partions en tournée avec trois journalistes qui étaient des potes et nous discutions beaucoup en off. Aujourd’hui, ce n’est plus possible car la presse écrite est en crise et doit faire de la chasse au scoop, donc il faut faire très attention à ce que nous disons et il faut aussi être très prudent quand nous parlons sous le coup de différentes émotions.
Le Top 14 miné par les conflits
Au moment d’aborder la seconde thématique – le développement du championnat de France – Marc Lièvremont attribue le succès du Top 14, qualifié d’ « Eldorado du rugby mondial », à son attractivité financière et médiatique ainsi qu’à la culture de clubs du rugby français alors que les anglo-saxons et les nations de l’hémisphère Sud privilégient leurs équipes nationales. Cependant, l’ex-sélectionneur du XV de France détecte de nombreux problèmes qui rongent le championnat français :
Là où les nations anglo-saxonnes voient de nombreux échanges et réunions entre les techniciens, il y a une concurrence accrue en France. Il y a une guerre entre les techniciens accentuée par une pression de quelques chefs d’entreprise présents dans le rugby qui veulent se faire mousser. Chacun manque cruellement d’empathie et ne voit que ses propres problèmes. Il y a 20 ans, le fait d’avoir un joueur sélectionné avec la France était un honneur, aujourd’hui ce n’est qu’une emm… de plus. À l’heure actuelle, il nous manque un grand dirigeant charismatique qui dit à tout le monde “Fermez vos g…, on va travailler tous ensemble.
Appelé à évoquer le développement du rugby sur le territoire français, il sent arriver une disparition progressive des clubs situés dans de petites villes au profit des clubs des grandes agglomérations, « comme à Lille… et pourquoi pas Rouen, qui sait? ».
« Les clubs trichent en permanence »
À propos de l’actualité d’un bien pâle XV de France, il explique les différences entre l’équipe française et des nations étrangères :
Au Pays de Galles ou en Nouvelle-Zélande, un joueur éclate à 19 ans. En France, c’est plutôt à 24 ans. Par exemple, Rémi Lamerat (NDLR : 3/4 centre de Castres, âgé de 24 ans) était notre meilleur joueur lors de la Coupe du monde des moins de 20 ans en 2009 et n’a obtenu sa première convocation avec les Bleus que cette année. Mais cela ne nous empêche pas d’avoir de très bons joueurs : notre paire de centres, Gaël Fickou-Wesley Fofana, est appelée à devenir l’une des meilleures au monde.
Marc Lièvremont cible également les clubs, accusés de contourner les règles:
La règle du JIFF (quota de joueurs formés en France imposé à chaque club) dérange certains clubs. Ils essayent d’en retarder l’application et vont venir des joueurs étrangers très jeunes pour qu’ils soient comptabilisés comme étant formés en France. Et comme ils deviennent sélectionnables, on aura bientôt une équipe de France avec deux Tongiens et un Sud-Africain à ce rythme. C’est comme avec le salary cap (NDLR : masse salariale maximale pour chaque club afin d’empêcher l’inflation excessive des salaires), les clubs trichent en permanence. Même des mathématiciens se demandent comment il est possible que Mourad Boudjellal (le président du RC Toulon) le respecte avec l’effectif qu’il a.
Pessimiste pour le projet de grand stade
En fin de conférence, celui qui est désormais consultant pour la chaîne Canal + a évoqué le combat entre la chaîne cryptée et beINSports pour les droits télévisés du Top 14, en se réjouissant de voir sa chaîne, qui retransmet le rugby depuis plus de 20 ans – et « incarne le rugby » – être reconduite. Il se permet néanmoins un nouveau tacle envers le président du RC Toulon:
Certains présidents, toujours les mêmes, contestent la redistribution des droits télévisés. Sur les 70 millions d’euros, Mourad Boudjellal en voudrait 50 pour lui et pour 20 pour les autres !
Le rugby est cependant sur la bonne voie pour Marc Lièvremont, qui constate une évolution des joueurs – « ils bossent beaucoup aujourd’hui alors qu’à mon époque, on ne foutait pas grand-chose » et se montre optimiste en ce qui concerne la réforme de la Coupe d’Europe. Il se montre en revanche plus dubitatif sur le projet de grand stade pour le XV de France, « qui, je pense, ne verra pas le jour, plombé par le contexte économique ». Jusqu’au bout des trois heures de conférence, Marc Lièvremont se sera donc montré sans retenue pour sa revue d’ensemble du monde du rugby.
Marc Lièvremont souriant face aux questions des étudiants. (Photo: Bastien Czerwony)